Alors que les agriculteurs français se mobilisent et conduisent leurs tracteurs vers Paris lors d'une série de manifestations intensifiées, les médias sont prompts à qualifier cela de révolte rurale.
Cependant, il est crucial de noter que tous les agriculteurs ne sont pas unis dans ce mouvement, car certains producteurs ordinaires expriment leurs griefs d'être marginalisés par des subventions inégales et des exploitations agricoles industrielles qui ne respectent pas les règles environnementales.
Depuis l'automne dernier, des bannières proclamant des messages tels que "Nous sommes à genoux", "Les agriculteurs en révolte" et "Tout est à l'envers" ont proliféré dans toute la France rurale, en particulier le long des routes principales du pays. Alors que les associations officielles de l'agro-industrie, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles) et Jeunes Agriculteurs tentent d'imposer leur direction sur le mouvement, il semble échapper à leur emprise. Les protestations sont l'occasion de souligner enfin l'hypocrisie de ces associations, qui prétendent défendre les agriculteurs tout en perpétuant un modèle défaillant.
Racines de la colère La colère des agriculteurs trouve ses racines dans diverses sources, notamment leur incapacité à joindre les deux bouts, la frustration face à la bureaucratie, le rejet des accords de libre-échange et parfois l'opposition à des normes environnementales jugées trop restrictives. Alors que la FNSEA et Jeunes Agriculteurs tentent de diriger le mouvement, il révèle le décalage entre ces associations et les agriculteurs de base qu'elles prétendent représenter.
Les agriculteurs ont organisé diverses manifestations depuis l'automne dernier, des cortèges de tracteurs, des épandages de fumier devant des bâtiments officiels, des actions de "chariots de courses gratuits" ou des jets d'œufs dans les supermarchés accusés de faire des profits excessifs. Bien que les médias nationaux aient accordé peu d'attention à ces manifestations, le manque d'impact sur Paris et un certain mépris pour les "ploucs" expliquent en partie ce manque d'attention.
L'empressement inhabituel du gouvernement à négocier contraste avec son approche habituelle des mouvements sociaux, caractérisée par la diabolisation et la répression. Malgré certains incidents violents lors des manifestations, tels que le jet de projectiles sur des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre, ou lorsque le Comité d'Action Viticole a revendiqué la responsabilité de l'explosion d'un bâtiment vide de la DREAL (Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement) à Carcassonne le 19 janvier, la clémence est de mise. Il y a eu des épandages massifs de fumier et de déchets agricoles devant les préfectures, les bureaux locaux du ministère de l'Intérieur.
Normalement, face à des manifestations, les médias sont prompts à dénoncer le moindre feu de poubelle ou la moindre barricade érigée avec des scooters de ville. Cette fois-ci, ils se montrent beaucoup plus conciliants. L'accident mortel en Ariège, où une agricultrice et sa fille ont été heurtées par une voiture à un barrage routier, aurait également pu servir d'argument pour que le gouvernement appelle à lever les barrages. Au lieu de cela, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, appelle à une "grande modération" des forces de l'ordre, qui ne devraient intervenir qu'en "dernier recours".
Pas réprimé (pour l'instant) Bien que ce traitement puisse surprendre, il peut s'expliquer à la lumière de plusieurs facteurs : l'image publique des agriculteurs, les caractéristiques particulières de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement.
Tout d'abord, les agriculteurs, incarnation d'une France rurale laborieuse et manifestement utile à la société, bénéficient d'une grande sympathie du public. Un sondage du 23 janvier place le soutien à ce mouvement à 82 %, soit 10 points de plus que les Gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d'agriculteurs ait fortement diminué au cours des dernières décennies (aujourd'hui, il y en a environ 400 000), leur vote reste très convoité dans l'ensemble du spectre politique, ne serait-ce que pour éviter de paraître comme des citadins déconnectés du reste du pays.
Deuxièmement, les agriculteurs sont un groupe difficile à réprimer. Lorsque des manifestations ont lieu en milieu rural, les gendarmes et les agriculteurs se connaissent souvent, ce qui rend les confrontations moins probables. Le combat serait également compliqué : la taille imposante des tracteurs et la difficulté d'accéder à leur cabine protègent les agriculteurs d'une répression potentielle. Enfin, de nombreux agriculteurs sont également chasseurs, et donc armés.
Enfin, le gouvernement entretient d'excellentes relations avec les deux grandes unions d'agriculteurs. La FNSEA et le mouvement Jeunes Agriculteurs ont remporté ensemble 55 % des voix aux élections de 2019 pour les chambres d'agriculture du pays, représentant les producteurs. Leur vision de la production intensive, orientée vers l'exportation, est pleinement conforme à celle du gouvernement Macron, qui souhaite que l'agriculture devienne de plus en plus mécanisée, robotisée et numérisée pour accroître la productivité. Le soutien du président de la FNSEA à Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter - une unité de renseignement de la gendarmerie chargée de traquer les militants écologistes opposés à l'agro-industrie - en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et Jeunes Agriculteurs appellent les agriculteurs à se mobiliser, c'est uniquement pour renforcer leur position de négociation avec le gouvernement. Foto-Dennis Jarvis from Halifax, Canada, Wikimedia commons.